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Discussion sur le contenu du livre (5) :
Comment le passé engage-t-il l'avenir ?

Une réaction à propos des implications de la situation des femmes dans les sociétés primitives sur les perspectives de leur émancipation future.

5 commentaires:

  1. Greg Tomsoleil20 juin, 2010 18:37

    Bonsoir Christophe.
    Je voudrais commencer par un aspect ou général ou fondamental, en tout cas philosophique.
    Je réagis un peu comme Gordien, titillé en tout cas par les mêmes aspects de ton livre. Je te cite : « Tout au plus affirmerai-je de manière extrêmement probable l’infériorité de la femme dans certaines sociétés du paléolithique, et l’inexistence de sociétés où les femmes auraient dirigé les hommes. » Alors qu'il existe des sociétés où les hommes ont dirigé les femmes.
    Quelle raison peut-il rester de penser qu'une société humaine peut voir le jour où la division sexuelle ne se posera plus en termes de rôles sociaux inégaux ? L'hypothèse (certes matérialiste, mais) dialectique était que l'égalité primitive avait été détruite par l'apparition des rapports de classe et reverrait le jour lorsque lesdits rapports de classes seraient dépassés sur la base de la culture et de l'abondance (négation de la négation). Si le stade égalitaire n'existe pas au début, quelle raison de l'imaginer au terme ? Philosophiquement, cela ramène le marxisme au rang des socialismes utopiques : on trouve juste l'égalité entre hommes et femmes et donc on en fait l'objectif des révolutions humaines. Mais le matérialisme dialectique voulait se distinguer des utopies.
    Corrélativement, d'où viendrait que la division sexuelle (associant toujours hommes et armes létales, par exemple) cesserait d'être au fondement de la société future ? Son importance symbolique ne semble pas pouvoir être contestée ni dépassée.
    Bien entendu, je ne t'oppose pas ici un raisonnement. C'est plutôt un début de question sur le cadre de la discussion et sur l'hypothèse dans laquelle nous nous plaçons, le matérialisme historique.
    Est-ce un point de départ suffisant pour toi ?
    Greg

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  2. Bonjour Greg !

    Mon petit doigt me dit que nous sommes partis pour des longs et passionnés échanges... Voici donc une première réponse, qui prend tes remarques dans l'ordre où tu les as écrites.

    « Quelle raison peut-il rester de penser qu'une société humaine peut voir le jour où la division sexuelle ne se posera plus en termes de rôles sociaux inégaux ? »

    Aucune... Mais je n'écris nulle part une chose pareille ! Toute division sexuelle du travail crée une situation où les rôles sociaux tenus par les sexes sont différents. Ce qui ouvre la possibilité que ces rôles soient, de surcroît, inégaux (sans compter qu'il est parfois extrêmement difficile d'apprécier l'égalité, ou l'équité, de rôles qualitativement différents). Voilà pourquoi, parmi les sociétés primitives, on trouve un éventail très varié de situations, depuis celles où les femmes, tout en étant confinées dans une sphère propre, paraissent faire peu ou prou jeu égal avec la sphère propre des hommes (Bushmen, Iroquois, Ngada...) jusqu’à celles où cette sphère propre les place clairement en situation de subordination (Australie, Inuit).
    Mais précisément, tout mon raisonnement consiste à montrer que l'humanité a jusqu'ici été prisonnière de cette division sexuelle du travail et de ses conséquences, et que la société de l'avenir sera marquée par sa disparition. Il ne s’agit donc pas de l’instauration d’une division sexuelle du travail « juste », ce qui serait effectivement pure utopie, mais de la fin de toute considération de sexe pour déterminer les rôles sociaux occupés par les hommes et par les femmes...

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  3. ...« Si le stade égalitaire n'existe pas au début, quelle raison de l'imaginer au terme ? »

    Je crois qu’il y a là une erreur de perspective très courante, mais néanmoins profonde. Le fait qu’un état social donné (égalité des sexes, égalité économique, ou tout autre chose du genre) ait existé dans le passé, en lui-même ne prouve absolument rien quant à la possibilité que cet état puisse se reproduire à l’avenir. Tout au plus montre-t-il qu’il s’agit d’une possibilité pour les sociétés (et les cervelles) humaines ; c’est, si l’on veut, un argument contre tous ceux qui généralisent indûment l’état de choses actuel en en attribuant la nécessité à on ne sait quelle « nature humaine ». Donc, à moi aussi, comme à bien d’autres communistes, il m’arrive d’expliquer (à juste titre) que les sociétés de chasse et de cueillette montrent que l’humanité peut s’organiser autrement que sur la base de l’inégalité économique et la hiérarchie politique.

    Mais tous nos raisonnements n'obéissent pas à un tel schéma. En tant que marxistes, nous sommes convaincus, par exemple, de la future disparition des croyances religieuses (quelles qu’elles soient). Celles-ci ont pourtant existé dans toutes les sociétés passées, sans exception. Inversement, nous pensons que la société de l’avenir unifiera dans un même ensemble l’humanité sur toute la planète, mettant fin aux conflits qui ont toujours opposé les groupes humains... qui étaient d'autant plus nombreux - et sans doute guère moins hostiles les uns aux autres - qu'on remonte loin dans le passé.

    Donc, ce qui permet d’affirmer qu’une perspective d’avenir n’est pas une utopie, ce n’est pas en soi qu’elle ait déjà existé (même sous une forme différente) dans le passé. C’est qu’elle s'inscrive dans le mouvement réel de l’humanité, et plus précisément, de la société actuelle.

    Or, et c’est l’argument que j’essaye de développer en particulier dans les pages 287-295 et dans la conclusion du bouquin, la disparition de la division sexuelle du travail est inscrite dans les gènes de l’économie capitaliste, de la forme de marchandise qu’elle a donné au travail et aux produits du travail. C’est cette évolution qui est le fondement du raisonnement matérialiste permettant d’envisager la fin future de toute oppression des femmes ; et son premier résultat palpable est d’avoir pour la première fois permis de poser la question de l’égalité des sexes.

    Et si l’on veut trouver dans cette longue évolution un mouvement ternaire à la Hegel, je crois qu’on peut justement mettre au centre de celui-ci la division sexuelle du travail. Son apparition a marqué la sortie de l’humanité du règne animal, tout en ouvrant la possibilité de la domination d’un sexe sur un autre. Sa disparition sera la « négation de la négation », non le retour à l’animalité mais le passage à un stade supérieur, celui où socialement, les gens ne seront plus des hommes ou des femmes, mais tout simplement des êtres humains.

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  4. Cher Christophe,
    D'abord pardon d'avoir tant tardé, mais d'autres travaux monopolisent mon petit cerveau. Ensuite merci de ta réponse.
    Sur le fond : en tant que marxiste, non, je ne suis convaincu de rien a priori. Pourquoi le serais-je de la disparition de la pensée religieuse, si comme toi je peux écrire : "Celles-ci ont pourtant existé dans toutes les sociétés passées, sans exception".
    J'ai eu ce débat avec un libraire qui avait invité une spécialiste de l'art pariétal, une de celles qui ont recherché pendant vingt ans les techniques des peintres de Lascaux et les ont reproduites pour créer Lascaux 2. Selon elle et le (fort bon) libraire de la place Daumesnil, les peintures de Lascaux ne pouvaient être que l'oeuvre de chamanes. Je suis sorti très fâché.
    Pour moi, il n'y a aucune nécessité que tous les hommes préhistoriques aient cru en une quelconque divinité. Je me range dans le camp d'une historienne du XVIe siècle nommée Annie Breton qui avait à coeur de faire visiter toutes les cavernes et cathédrales souterraines d'Anjou pour en montrer le caractère athée et même libertaire. Ceci pour le point de départ.
    Quant à l'objectif futur : primo, il ne vaut rien s'il relève de la croyance, du moins pas plus que les souhaits des socialistes utopiques ; deuxio, le mouvement du capitalisme peut aussi bien être décrit par nous que par Fukuyama (je pense que tu connais ce philosophe et homme d'Etat américain auteur de la "Fin de l'histoire ou le dernier homme") , si ne nous distingue pas la nécessité d'un mouvement dialectique vers la société sans classe.
    Pour ton dernier paragraphe, c'est joli, mais je le prends pour une pirouette. Ou du moins cela déplace toute la problématique des matérialistes dialectiques. Jusque là, cette sortie de l'animalité que tu évoques était marquée par l'utilisation des outils. Dans le terme "tout simplement des êtres humains", j'entends un contenu moral que je suis loin de te reprocher, qui me va droit au coeur au contraire et qui confirme toutes les raisons que j'ai de t'apprécier, mais qui me semble terriblement idéaliste, au sens philosophique. Car, si toutes les sociétés connues ont été religieuses et ont placé les femmes en retrait par rapport aux hommes, rien ne dit qu'être humain n'est pas respecter cette manière d'être.
    J'attends ta réponse avec impatience (philosophiquement) mais sans impatience (temporellement), car je suis sûr que tu as autant de sujets de préoccupation que moi. Mon amitié.
    Greg

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  5. Salut Greg

    Heureux de te revoir (même virtuellement) après ce long silence.

    En ce qui concerne la discussion sur les croyances religieuses, leur disparition future ne m’inspire effectivement guère plus de doute que leur caractère universel dans les sociétés précapitalistes. Je ne sais pas s’il y avait beaucoup d’athées en Anjou au XVIe siècle - j’en doute un peu, même si j’imagine que certains avait à cœur d’avoir d’autres croyances que celles du pouvoir. Mais à ma connaissance, on n’a jamais trouvé un seul cas de société primitive, ni même d’individu dans ces sociétés, qui ne possédait pas de croyances religieuses (celles-ci pouvaient être très différentes d’un cas à l’autre).

    En ce qui concerne l’art pariétal, l’interprétation « chamanique » est effectivement à la mode depuis quelques années. J’ai été assez convaincu par les arguments d’A. Testart contre cette interprétation (beaucoup moins par celle qu’il proposait, mais c’est encore une autre affaire). Je crois que le premier problème, c’est qu’on n’a aucune véritable preuve que cet art était religieux, tout au plus des présomptions. Et en plus, il y a d'autres religions primitives que le chamanisme. Après avoir écouté les uns et les autres, j'ai acquis l'assez ferme opinion que sur l'art pariétal, mieux vaut ne pas avoir d'opinion ferme.

    Enfin, le dernier paragraphe de mon précédent message - qui résume, en fait, un des axes essentiels du bouquin - se veut tout sauf une pirouette.

    Quitte à me répéter, la société capitaliste est la seule dans laquelle est revendiquée l’égalité des sexes. Jamais un tel idéal n’a été exprimé dans aucune société précédente. Je crois qu’on ne peut expliquer cela que par les bouleversements qu’a introduit le capitalisme dans la sphère de la production matérielle. La marchandise a introduit pour la première fois l'anonymat du sexe de son producteur. Et voilà pourquoi la perspective que les sexes perdent leurs rôles sociaux spécifiques n’est pas une simple lubie d’idéaliste, mais la conséquence logique des transformations introduites par le mode de production capitaliste de production - et qui ont déjà eu quelques sérieuses répercussions dans les consciences.

    Par ailleurs, je persiste : la division sexuelle du travail marque tout autant, et peut-être davantage, la sortie de l’animalité que l’outil - ce n’est pas moi qui le dis, mais une certain nombre d’éminents spécialistes !

    Pour terminer, un détail important. Lorsque tu écris que « si toutes les sociétés connues ont été religieuses et ont placé les femmes en retrait par rapport aux hommes, rien ne dit qu'être humain n'est pas respecter cette manière d'être. » Non seulement cette manière de raisonner me paraît biaisée, mais nulle part, je n’ai écrit que « toutes les sociétés connues ont placé les femmes en retrait par rapport aux hommes ». Le bouquin cite même plusieurs exemples de sociétés où, ni objectivement, ni dans les consciences, un sexe n’est « en retrait » par rapport à l’autre.

    Au plaisir de poursuivre l’échange !

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