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Alain Gallay, Alain Testart et l'évolution des sociétés

Alain Gallay est un ethno-archéologue qui a de longue date reconnu l'intérêt des travaux d'Alain Testart, tout en développant ses propres réflexions sur l'évolution sociale — pour s'en convaincre, on pourra lire son intéressant et abordable petit livre intitulé Les sociétés mégalithiques (Presses polytechniques et universitaires romandes, 2e édition, 2012).

Sur son site web, Alain Gallay a commenté le dernier ouvrage d'Alain Testart, Avant l'histoire (chroniqué sur ce blog ici puis ) en s'intéressant tout particulièrement aux questions d'évolution sociale. Je me propose donc de commenter à mon tour ces commentaires dans ce billet, en prévenant l'éventuel lecteur qu'il ne s'agit pour moi que de réflexions provisoires.

1. Des clades, des grades et du taxon élémentaire

J'avoue avoir eu un peu de mal avec les premières parties du texte d'A. Gallay, n'étant pas familier de certains concepts utilisés par la biologie (j'ai donc du aller réviser sur Wikipedia la différence entre un grade et un clade, ce qui m'a fait le plus grand bien, et maintenant, je fais mon malin). Cela dit, pour autant que je puisse en juger, il me semble qu'A. Gallay introduit un certain nombre de confusions, comme lorsqu'il présente comme antagonistes les méthodes phénétiques et cladistiques, manifestement considérées aujourd'hui comme complémentaires. Surtout, j'ai eu la nette impression qu'il attribuait à A. Testart des idées qui n'étaient pas les siennes, par exemple lorsqu'il écrit que selon ce dernier :


« Les raisonnements de l’évolutionnisme anthropologique ne doivent jamais se formuler en termes d’adaptation, un des concepts clé de l’évolutionnisme biologique. »

Je ne crois pas qu'A. Testart ait jamais dit une chose pareille, qui serait absurde — car toute société, dans une certaine mesure, s'adapte (à son environnement, à la menace ou à la concurrence de ses voisines, etc.). A. Testart a simplement écrit (mais c'est déjà beaucoup) qu'on ne pouvait calquer sur les sociétés le mécanisme darwinien de mutations aléatoires / sélection, et donc réduire la question de l'évolution sociale à celle d'une adaptation (aveugle) au milieu. C'est tout de même assez différent.

Poursuivons, avec un passage qui paraît encore plus contestable. Commentant le double schéma d'A. Testart qui illustre une différence entre l'évolution de cultures et l'évolution des sociétés (voir ci-contre), Alain Gallay écrit :

« Le culturalisme affirme que toute culture est unique et insérée dans l’histoire. La notion d’arbre phylogénétique n’a de sens que dans cette perspective, qui souligne l’originalité toujours renouvelée des cultures. La notion de société est au contraire fondée sur le principe d’homologie. Ce que l’on retient pour caractériser une société est indépendant des questions d’origine. »

La notion d’arbre phylogénétique n’aurait ainsi de sens que si elle s’appliquait à des objets « uniques et insérés dans l’histoire ». Mais dans le domaine du vivant — celui qui, par excellence, se laisse classer par un arbre phylogénétique — ce n’est pas si simple. Chaque espèce est certes « unique et insérée dans l’histoire » ; mais ce n’est pas le cas des individus qui composent ces espèces. Or (et c’est un des points essentiels qui font défaut à l’analyse d’A. Testart) le premier problème qui se pose avec les sociétés est celui de la définition de l’unité d’analyse qui permettra de penser leur évolution.

On pourrait dire qu'il s'agit là du problème de la classification, dont A. Testart traite abondamment dans différents ouvrages, ne serait-ce que pour contester qu'une classification doive nécessairement être phylogénétique, c'est-à-dire refléter les relations de filiation (des clades, et non des grades). C'est sur ce point qu'A. Gallay focalise aussi son attention. Mais le problème que je voudrais souligner se situe en quelque sorte en amont de celui de la classification (ou, si l'on préfère, il en constitue le premier pas) : quelles sont les unités, les plus petits taxons, pour parler comme les biologistes, à partir desquelles il convient de raisonner ? Autrement dit, est-il nécessaire de regrouper les phénomènes immédiats (les sociétés telles qu'on les observe en différents lieux et en différentes époques) et si oui, selon quels critères ? — la question de savoir, dans un deuxième temps, comment classer et regrouper ces regroupements eux-mêmes étant celle de la classification, ou de la systématique, proprement dite.

Il n'y a que trois grandes réponses possibles à cette question :
  1. Une première position extrême (si absurde qu'elle n'a jamais, je crois, été défendue par personne) consisterait à dire que toutes les sociétés (passées et présentes) sont fondamentalement les mêmes. Dans ce cas, le problème disparaît avant-même de devoir être résolu : il n’y a pas à penser l’évolution d'un ensemble qui n'a jamais changé. 
  2. L'extrême inverse, en revanche, est fréquemment soutenu. Il postule que les sociétés observées sont uniques, et ne peuvent en aucun cas être assimilées les unes aux autres. L’évolution concerne donc des entités individuelles, uniques. Ce sont ces entités qu'A. Testart appelle des cultures. 
  3. Enfin, la position intermédiaire qui est celle d'A. Testart (et, semble-t-il, d'A. Gallay ainsi que de tous ceux qui veulent raisonner sérieusement sur l'évolution des structures sociales) : un raisonnement sur l'évolution en matière sociale, doit considérer des ensembles de sociétés concrètes, c'est-à-dire des types sociaux (un terme moins ambigu que celui de « société », dont on ne sait jamais s'il désigne une formation sociale particulière ou une structure générale). On peut dire que les types sociaux sont aux sociétés particulières ce qu'en biologie, les espèces sont aux individus.
    La grande différence, c'est qu'en biologie, passer des individus aux espèces ne pose guère de problèmes. Même si dans certaines circonstances, les choses peuvent être plus compliquées, fondamentalement, l'espèce se définit de manière par une règle formelle simple (l'interfécondité) et qui correspond à l'intuition — ce que tout un chacun exprime en disant que « les chiens ne font pas des chats ». Pour les sociétés en revanche, il n'existe aucun critère formel simple pour identifier les types sociaux et savoir de quel type relève chaque formation sociale particulière. On peut choisir de raisonner sur des regroupements très vastes, ou très restreints, opter pour tel ou tel critère (ou, comme c'est le plus souvent le cas, laisser ces critères dans un grand flou, ce qui donne ensuite lieu à des discussions interminables)… C’est une des raisons pour lesquelles la classification des néo-évolutionnistes américains en quatre niveaux est acceptable (au sens de «nbsp;non absurde » et correspondant à l'intuition. De là à dire qu'elle est aussi pertinente qu'elle en a l'air, c'est autre chose), tout en ayant suscité des discussions sans fin autour des différentes variantes de tribus ou de chefferie. Le problème est exactement le même avec les types sociaux définis par le marxisme, c'est-à-dire les modes de production : faute d'un inventaire exhaustif et de critères clairs, on se heurte rapidement au problème des sous-catégories (les mode de production «nbsp;féodal » ou « asiatique » regroupant manifestement des sociétés ayant peu à voir les unes avec les autres).
    Autre aspect qui procède du même problème fondamental : celui des hybrides. Il me semble qu'une classification achevée se doit de constituer une partition (au sens que les mathématiciens donnent à ce mot) : les catégories élémentaires ne se recoupent pas, et tout individu doit se trouver dans une catégorie et une seule. Ainsi, un être vivant appartient à une espèce unique). Mais pour les sociétés, A. Testart introduit furtivement de tels hybrides (p. 456, « ces trois formes peuvent également se combiner entre elles »). Or, les conséquences de l'existence de ces hybrides pour sa classification sont immenses — et redoutables : ils impliquent en effet soit que celle-ci est incomplète, soit qu'elle est complète, mais alors qu'elle n'est pas une classification des sociétés (ou des types de sociétés) mais une classification des caractères des sociétés (ou des types sociaux).

2. Phylum or not phylum ?

Dans la citation reproduite plus haut, A. Gallay (ou A. Testart expliqué par A. Gallay, ce n'est pas très clair pour moi) associe le concept de phylum (ou de clade) à celui d'unicité du phénomène : c'est parce que les cultures sont uniques, dit-il, qu'on peut représenter leur évolution sous la forme d'un arbre phylogénétique. Je crois qu'il y a là une erreur.

L'exemple d'évolution culturelle fourni par A. Testart et reproduit ci-dessus procède uniquement par divergences : la culture française produit par scission la culture anglaise, qui elle-même produit la culture américaine. Mais il s'agit d'un exemple très partiel, et c'est bien à tort, je pense, qu'A. Testart concède que « Faire des ensembles sur une base phylogénétique a peut-être un sens pour les cultures » (p. 110). Car les cultures, tout comme les structures sociales, sont l'objet de processus de fusion. Il est clair que la culture américaine, par exemple, est aussi le produit de la culture italienne, dont on peut dire que la culture française, via la conquête de la Gaule par les Romains, est elle même un rejeton — je n'emploie cet exemple que pour illustrer une idée générale ; on serait tout à fait en droit de contester mon identification de l'actuelle culture italienne à l'ancienne culture latine, mais là n'est pas le problème. Ainsi, dans ce cas de figure, une représentation plus complète (tout en restant d'une pauvreté navrante par rapport à la réalité), serait :
.
Dans une telle situation, où tous les éléments sont bel et bien « uniques et insérés dans l'histoire », mais où ils peuvent être produits par la fusion de plusieurs lignes évolutives, la notion de clade perd une bonne partie de sa portée. 

On peut remarquer au passage que si le clade est devenu l'unique unité de classification jugée pertinente dans le domaine du vivant, c'est  bien parce que celui-ci est le produit d'un processus évolutif qui a procédé par divergences (et extinctions). En pareil cas, l'arbre peut être entièrement conçu comme une série de clades, qui se trouvent les uns par rapport aux autres soit dans un rapport de disjonction, soit dans un rapport d'inclusion.

Lorsque l'arbre présente des cas de fusion (et donc, au sens strict, qu'il n'est plus un arbre), la notion de clade ne perd pas toute pertinence : on pourra vraisemblablement distinguer, dans un tel arbre, certains groupes qui rassemblent tous les descendants d'un même ancêtre commun. Mais, contrairement à la situation précédente, l'arbre ne peut plus se concevoir entièrement comme un emboîtement de clades.

L'opposition entre cultures et sociétés (types sociaux) n'est donc pas une opposition entre une évolution qui serait phylogénétique (par divergences) et l'autre qui ne le serait pas (incluant des fusions). C'est une opposition qui porte sur la nature des objets classifiés.

3. Une phylogénie qui s'ignore ?

La seconde partie du commentaire d'A. Gallay présente un caractère paradoxal, puisqu'elle s'emploie à démontrer qu'A. Testart adopte « une approche cladistique qui ne dit pas son nom et n’en respecte pas toujours strictement sa méthodologie »... alors qu'A. Testart insiste à de nombreuses reprises sur les raisons pour lesquelles il s'oppose radicalement à l'idée selon laquelle les sociétés se prêteraient à cette approche cladistique [ou phylogénétique]. Une chose est donc claire : entre A. Testart et A. Gallay, un des deux (au moins) se trompe sur ce que contient Avant l'histoire !

a) Des caractères primitifs et dérivés


Dans son ouvrage, A. Testart n'utilise pas ce concept forgé par la biologie. Aussi A. Gallay entreprend-il de corriger cette lacune, en inventoriant plusieurs couples de ce type. Il recense ainsi (je le cite) :
  • Sociétés de type A – sociétés de type B. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs de type B (caractère dérivé) sont issues des sociétés de chasseurs-cueilleurs de type A (caractère primitif).
  • Stockage des ressources – agriculture. Le stockage des ressources (caractère primitif) précède l’agriculture (caractère dérivé).
  • Sociétés de type B – agriculture. Ce sont les structures sociales du type B qui portent les hommes à inventer l’agriculture. Là où les anciennes structures sociales de type A bloquaient le développement technique, les structures de type B le débloquent.
  • Sédentarité – agriculture. La sédentarité (caractère primitif) des sociétés de types B les prépare à l’agriculture (caractère dérivé).
  • Société sans richesses – société avec richesses. La société humaine naît forcément comme une société sans richesses (caractère primitif). La richesse (caractère dérivé) est arrivée quand le père accepta de laisser partir sa fille avec celui qui lui fournissait une certaine quantité de biens (…). La richesse naquit avec le prix de la fiancée et le wergeld.
  • Propriété usufundière – propriété fundière. La propriété fundière (caractère dérivé) est issue de la propriété usufundiaire (caractère primitif).
Ajoutons que sur sa lancée, A. Gallay aurait pu encore allonger cette liste, en incluant par exemple les successions ploutocraties ostentatoires - démocraties primitives (cf. p. 462). Toutefois, il semble clair que notions de « primitif » et «nbsp;dérivé » sont ici utilisées largement au-delà de leur domaine de validité initial.

Pour commencer, en biologie, ce qui est « primitif » et « dérivé » ne peut être qu'un caractère, et non une espèce ou un taxon. Les sociétés de type A ou B, celles avec richesse ou sans richesse, ne peuvent donc être telles quelles considérées comme «nbsp;primitives » ou « dérivées ». On concédera néanmoins bien volontiers qu'il s'agit parfois d'une simple question de formulation, et qu'il suffit de modifier celle-ci pour exprimer une idée juste : est primitif (selon A. Testart) le caractère viager des obligations matrimoniales par rapport à son caractère non viager ; de même, est primitive l'absence de richesse par rapport à sa présence.

Plus gênant, en revanche, est le fait qu'en biologie toujours, le couple primitif / dérivé ne peut s'appliquer qu'à un caractère homologue, c'est-à-dire à un caractère dont les deux occurrences (primitive et dérivée) procèdent d'une origine commune. Or, c'est loin d'être le cas dans plusieurs des exemples donnés par A. Gallay : l'agriculture n'est pas un caractère dérivé du stockage, puisque certaines sociétés sont passées à l'agriculture sans avoir été stockeuses (dans le vocabulaire de la biologie, l'agriculture est donc un caractère analogue). Idem pour la sédentarité.

b) De quoi parle-t-on ?

Schéma proposé par A. Testart, p. 323.
A et B sont les deux grands types de chasseurs-cueilleurs nomades.
Les chiffres romains indiquent des caractéristiques environnementales,
selon que le stockage est possible (I et IV) ou non (II et III),
et l'agriculture possible (III et IV) ou non (I et II)


Schéma remanié par A. Gallay

A. Gallay, lorsqu'il remanie sous forme phylogénétique le schéma proposé par A. Testart pour résumer les différentes voies de passage à l'agriculture, ne semble pas remarquer que cet arbre intègre des objets de différente nature.

L'arbre articule en effet à la fois des caractères qui concernent les structures sociales (A et B) et d'autres purement techniques, ou environnementaux (l'agriculture, le stockage, sont-ils possibles). C'est un peu comme si dans une représentation de l'évolution biologique, on faisait figurer, conjointement aux caractères des différentes espèces (ou des différents ensembles d'espèces), des termes tels que « milieu marin », « terrain humide », etc. Ainsi, dans la théorie d'A. Testart (et c'est l'une de ses découvertes les plus importantes et les moins contestables) tous les stockeurs, qu'ils soient agriculteurs ou non, partagent le caractère « richesse ». Or ce caractère n'apparaît pas dans le schéma, à l'inverse d'une différenciation entre chasseurs-cueilleurs stockeurs et agriculteurs stockeurs, qui n'a pas de pertinence en termes de classification sociale.

Le choix par A. Testart d'une telle représentation ne signifie pas qu'elle soit fausse ou dépourvu d'intérêt (je suis bien convaincu du contraire) : il est parfaitement légitime, pour illustrer certains raisonnements, de mêler des caractères sociaux et environnementaux. Cela signifie en revanche qu'il est vain de vouloir réorganiser cette représentation selon les canons de la cladistique. On pourra peut-être obtenir un arbre constitué de branches divergentes successives ; mais ces branches, mêlant des objets de nature hétérogène, même si elles en ont la forme, ne seront pas des clades.

Encore une fois, et pour conclure, reconnaître la possibilité de fusions dans l'évolution sociale ne signifie pas affirmer l'absence de tout clade. Au niveau le plus large, par exemple, il semble clair que la délimitation en trois grands mondes, familière aux lecteurs d'A. Testart, procède d'une telle structure cladistique : les sociétés chrématiques (mondes II et III) sont issues des sociétés achrématiques (monde I — j'en profite pour redire qu'Avant l'histoire est fort peu disert sur la manière dont cette mutation a pu survenir). Et au sein des sociétés chrématiques, la propriété fundiaire est elle-même un caractère dérivé, fondant le monde III, celui des sociétés de classes, par opposition au monde II. Mais aux niveaux inférieurs, la multiplication éventuelle des cas de fusion constituera autant de limites à une approche fondée exclusivement sur la cladistique.


2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Le lien donné vers le site de Gallay n'est plus bon, voici le lien à jour :
    http://www.archeo-gallay.ch/testart-a-2012/

    Cordialement

    Antoine.

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